1453 ou 1492 ? L’oubli de la Russie en histoire

Comment un choix dans les dates jette dans l’ombre la moitié de l’Europe


Résumé : Choisir 1453 ou 1492 comme date de la fin du Moyen-Âge n’est pas anodin, au contraire. Une date tient compte de la moitié orientale de l’Europe, l’autre l’oublie. Les lycéens peuvent entendre l’importance d’écrire leur histoire pour se l’approprier.


Comprendre, c’est organiser ses connaissances, livresques ou empiriques1. Sans grande surprise, pour mieux comprendre l’histoire, on la divise en périodes. Mais comment choisir où et finit une période, ça, c’est une autre histoire. Celle de donner du sens à la matière. Et le sens, c’est nous. Nous sommes des êtres de sens ou, si cette proposition vous dérange, votre cerveau, lui, a une soif inextinguible2 de sens. Nous éloigner du sens rend notre vie absurde, s’en rapprocher procure une charpente à notre existence.
Aussi, même si savoir quand commence et finit le Moyen-Âge nous semble étranger, l’ignorer nous aliène3. Cette période obscure pour les Français commence dans les livres d’histoire en 476, date de la chute de l’Empire romain d’Occident. Les Barbares, que les Allemands nomment « tribus germaniques », voulaient vivre comme les Romains mais l’Empire ne réussit pas à les assimiler. D’où son implosion. Il y a juste deux mots que nous oublions souvent, c’est « d’Occident ». Il y avait donc un Empire romain d’Orient, dont la capitale fut Constantinople. Et cet empire, c’était Byzance4 ! Les « tribus slaves » voulaient elles aussi intégrer cet Empire. Cela donna naissance à la Biélorussie, à l’Ukraine et à la Russie. Entre autres. Là, une pause s’impose.


Car pour la plupart des Français, Riga est à la frontière de l’Europe alors que la capitale lettone en est le centre.

L’Europe va de l’Atlantique à l’Oural5.
Il y a donc bien eu un Empire romain d’Orient dont la moitié de l’Europe est l’épigone, le descendant.
Et quand cet Empire disparaît-il ? En 1453, par la chute de Constantinople, qui marque la fin du Moyen-Âge, et dans l’Europe occidentale, la Renaissance. Renaissance de quoi d’ailleurs, on ne le dit jamais. Peut-être de l’Empire romain ? Choisir 1492 au lieu de 1453 n’est pas anodin.
D’un côté, on oublie la moitié de l’Europe, celle qui en 1054 avait choisi de ne pas suivre Rome et de rester fidèle à Constantinople6. On devrait peut-être songer que mille ans après, il y a prescription.
De l’autre, on glorifie un événement terrible, le début de cinq cents ans d’oppression des peuples autochtones des Amériques.
1492, c’est certes le début des « grandes découvertes » mais aussi celui de la surexploitation des ressources naturelles et de l’exploitation forcenée des pauvres qui vont devenir misérables. C’est l’écrasement des êtres et des choses derrière la primauté de la relation marchande7.
1492, c’est le début de l’ère de l’argent roi, où on va confondre ce qui n’a pas de prix avec ce qui n’a pas de valeur. Ce changement de date n’est pas neutre. Nous pourrions expliquer à nos lycéens ce que recèle8 chaque date. Et leur proposer de choisir ce qui fera date9 pour eux. Car comme l’avenir, l’histoire n’est pas écrite, elle s’écrit. Elle s’écrit en fonction de ce qui important pour nous. Pour certains, ce sera 1453, pour d’autres ce sera 1492. Ce sera une histoire différente dans chaque cas. Mais si chacun a sa propre histoire, qui a raison et comment vivre ensemble ? Là vient la nécessité de proposer aux lycéens un rapport dialectique entre les deux dates, c’est-à-dire établir une synthèse pour concilier deux avis contraires. Car vivre en démocratie, ce n’est pas vivre dans la dictature de la majorité sur la minorité, c’est vivre ensemble donc trouver un consensus. Pour cela, il est important d’aller au-delà des contradictions entre une thèse et son contraire, l’antithèse, et d’atteindre la synthèse. Comment concilier 1453 et 1492 ? En 1453, l’Europe se voit coupée dans sa moitié orientale. Elle avait déjà renoncé à ses rêves de reconquête militaire vers l’Est en 1307 lorsqu’un vendredi 1310, la France décapita l’ordre du Temple11. Elle tourne donc son regard vers l’Ouest, et en 1492 y découvre un nouvel horizon.
Il faudra attendre plusieurs siècles pour voir les Russes retrouver leur place en Europe. Les oublierons-nous à nouveau ? 1453 ou 1492 ?

Frédéric Rava-Reny, © 08/09/2021, http://www.rava-reny.com


1. par expérience ; l’adjectif d’expérience est empirique

2. qui ne peut s’éteindre (le français voit la soif comme un feu que l’on éteint avec de l’eau)

3. aliéner : rendre étranger, ici, à nous-même

4. Constantinople s’appelait Byzance jusqu’en 330. L’expression « c’est Byzance ! » signifie en français que c’est opulent, c’est très riche, c’est du luxe.

5. Expression célèbre du Général de Gaulle.

6. C’est le « grand schisme » dont les Européens commencent à peine à se remettre.

7. Pour davantage d’informations sur cette façon de voir le monde, ou paradigme, consulter l’ouvrage de Jean-François BILLETER, Chine trois fois muette.

8. receler : contenir de façon cachée

9. L’expression faire date signifie en français marquer un changement ou un évènement important, dont on cherche à se souvenir en le commémorant.

10. Lire la BD de Don Rosa, Une lettre de la maison, 2004.

11. devenu inutile avec la fin des Croisades

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