Faut-il travailler ?

Discussion réelle et retranscrite sur le thème du travail entre un lycéen (L) en classe de seconde et votre serviteur (FCRR).
Je n’ai pas cité toutes les références et les citations pour alléger la lecture. Je sais cependant combien ma pensée s’est nourrie à de nombreuses sources.

FCRR : Nous venons de voir la théorie des trois étages du cerveau.
Que veut dire « théorie » ici ?
Ce n’est pas la « théorie » du langage courant où on dit « en théorie » pour désigner des choses qui ne sont pas réelles, qui ne sont pas vraies.
Ici, « théorie » a son sens scientifique, pour signifier que c’est une description cohérente de la réalité, mais que c’est ou ce n’est qu’une description de la réalité, donc qui colle à la réalité jusque dans une certaine mesure, jusqu’à un certain point, la réalité étant plus riche que la description que l’on peut en faire.
Ainsi, en sciences, on parle de la « théorie » d’Einstein : non pas pour dire qu’il se soit trompé, mais pour insister sur le fait que c’est une description, remarquable certes, mais une description de la réalité, pas la réalité elle-même. Voilà pourquoi en sciences on parle toujours de « théorie ».
La « théorie » de MacLean décrit bien le cerveau et correspond à une réalité.

L. : Le cerveau a-t-il une limite ?
FCRR : Nous pouvons dire que le cerveau a une capacité infinie d’apprendre, ou si cette façon de dire ne te convient pas, nous pouvons dire que le cerveau a une capacité d’apprendre limitée, mais tellement grande que tu n’arriveras jamais à cette limite.
Pour ma part, j’ai voulu vérifier s’il y avait des limites, je ne les ai pas trouvées. J’ai par exemple appris des langues étrangères : au bout de la dixième j’ai compris qu’il n’y avait pas de limites. Maintenant je les ai « oubliées », je ne les parle plus.
La première fut difficile à apprendre : l’anglais m’a réservé beaucoup de peine. Cela fut laborieux.
Ensuite, les autres furent plus faciles.
Et au fur et à mesure que j’apprenais les langues, comme pour le sel que l’on rajoute à l’eau, je voyais se distinguer des régularités dans ces langues, qu’une langue avait une structure, et que les langues ont des structures propres : c’est la grammaire.
Tout ça pour illustrer la capacité infinie que nous avons : nous n’avons pas de limites.
Et qu’être de plus en plus conscient modifie la qualité : je pense en effet que la quantité influe à un moment donné sur la qualité.

L. : Travail vient d’un mot latin qui veut dire torturer : l’homme est-il fait pour travailler ?
FCRR : Parce que tu as le bac français l’année prochaine, je donne juste une référence culturelle. Parce que nous sommes Occidentaux, la tradition hébraïque fait partie de notre culture. D’après elle, c’est dans le livre de la Genèse, l’homme est fait pour travailler. C’est un jardinier. Certes, parce qu’il a cueilli des fruits qu’il ne fallait pas, il lui arrive des histoires. Il n’en demeure pas moins que (selon cette tradition) la mission de l’homme est de travailler.
C’est Ivan Illich, dans sa critique sociale, qui approfondit la notion de travail et parle de l’expropriation de la noblesse du travail, vous connaissez Illich ?

L. : Non.
FCRR : Illich raconte les déboires de ce concept de « travail » qui au départ fait la fierté de l’homme pour ensuite devenir une torture.
Nous pouvons regarder l’histoire pour voir comment cette notion de travail a été dévoyée. La Révolution française a justement essayé de réintroduire une valeur positive dans le travail, en supprimant l’héritage des invasions germaniques.
Les invasions germaniques, et avant elles l’invasion romaine, a transformé les travailleurs de la terre, qui étaient des hommes libres, en esclaves. L’agriculteur produisait de la nourriture pour le groupe social à partir du sol, l’éleveur à partir des animaux. Les artisans fabriquaient à partir de matières premières des biens pour le groupe social. Tous ces gens créaient de façon libre. L’invasion romaine puis les invasions germaniques ont relégué tous ces gens dans la catégorie « tiers-état ». La Révolution a voulu abolir cette ségrégation, et donc, de fait, redonner une valeur positive au travail.

L. : Pas de différence entre travail manuel et travail intellectuel ?
FCRR : Ici, travail recouvre surtout le sens de travail manuel, c’est-à-dire un travail où la production est palpable. Il existe néanmoins un travail intellectuel.
Je précise que toute tâche requiert une activité intellectuelle : un plombier, un maçon, un paysan PENSE et est obligé de penser ce qu’il fait sinon… ça ne tient pas la route. Mais sa pensée trouve une preuve matérielle directe dans sa production.
Tandis que la production issue d’un travail intellectuel est moins palpable sans pour autant perdre son aspect « manuel ».
Cela ne correspond pas à la réalité de croire qu’il y a différents types de travaux : pour certains élèves, courir pendant une demie-heure est plus facile que résoudre un problème de maths, pour d’autres c’est le contraire. Dans les deux cas, ces activités demandent un effort, plus ou moins facile selon l’individu. Le travail requis est bien là, même si nous trouvons plus ou moins facile de l’accomplir.

L. : Oui, mais tout cela ne raconte pas la peine du travail
FCRR : Oui, il y a une tendance générale à considérer le travail comme quelque chose de pénible. Même l’autre mot latin labor a été teinté négativement avec laborieux. Il survit juste une valeur positive dans le mot élaboré.
Pourtant, le travail fait partie des sens profonds de l’homme. A un tel point que les femmes vont même être séduites par des gens agissants. On dit souvent que c’est le physique, mais c’est le fait de faire qui séduit davantage (et derrière celui de faire, celui de créer).
Je ne sais plus qui a dit que l’on appréciait d’autant plus un spectacle que l’on ignore les coulisses.
Socialement, on veut croire que les choses se créent spontanément, sans effort, arrivent facilement et immédiatement, tout élaborées.
Les gens qui ont travaillé, durement, semblent tiré davantage de prestique à faire croire que leur oeuvre est l’expression d’un don plutôt que le résultat d’un travail.

Pourtant, tous les grands hommes ont soulignés l’importance du travail, de l’effort, de l’action, du faire.
C’est Michel-Ange qui dit, si les gens savaient tout le temps que je passe à faire mes statues ils m’admireraient moins.
Pourquoi Napoléon a-t-il gagné la bataille d’Austerlitz ? Coup de chance ? Ou bien avait-il travaillé à sa victoire, en inspectant le terrain pour voir où il y avait de la boue, où il n’y en avait pas, où ses soldats pourraient passer, etc. ?…
Tous disent l’importance du travail, au moins en privé. Parfois en public, pour entretenir une certaine légende, ils font croire à une supériorité innée, à des dons, etc. Mais cela n’est pas réel. Et finalement c’est peut-être en ce sens que le travail requiert toujours un aspect de torture, un aspect douloureux.

L. : Le travail oblige la confrontation au réel et l’abandon des illusions, source de souffrance
FCRR : Car lorsque nous travaillons, nous ne pouvons pas faire l’économie de la réalité. Parce que nous allons produire, nous sommes soumis aux contingences matérielles. Et là, nos représentations peuvent être mises à mal. Nous sommes obligés d’abandonner nos illusions et cela nous blesse (car ce n’est pas la vérité qui blesse, c’est l’abandon de ses illusions). Le travail requiert un effort : cela nous demande déjà de l’énergie, et pour tout salaire nous voilà contraint de faire le deuil de nos illusions, d’admettre que nous nous étions trompés ; il s’agit bien d’une véritable torture… même si elle est in fine salutaire puisqu’elle nous permet d’embrasser de façon plus pleine la réalité.

L. : Travailler ou jouer son rôle : différence de formulation ou de sens ?
FCRR : Tout travail requiert-il un effort conscient ?
Non, pour moi, marcher est un travail, parler est un travail…

L. : Alors tout est un travail d’après vous ?
FCRR : Oui, dans une certaine mesure.

L. : Il y a pourtant des situations où il y a juste à être : quand je suis avec mon père, je suis un fils, avec ma mère, aussi, avec mes frères et sœurs, je suis un frère.
FCRR : C’est une question de vocabulaire : pour moi, je pourrai dire que nous avons à jouer notre rôle de fils avec nos parents, de frère avec nos frères et sœurs, de neveu, de cousin, etc. Je pourrai dire que cela représente un travail.
C’est la différence entre la nature et la fonction : tu es, mais tu fais des choses différentes selon les circonstances.
Quand tu marches, tu es un marcheur, quand tu es en train, tu es un passager… quand tu joues au tennis, tu es un tennisman…
Pour moi, être un fils veut dire jouer son rôle de fils. Et plus son rôle sera joué pleinement, plus nous sommes satisfaits car nous avons fait ce que nous avions à faire… comme pour le travail.

L. : Alors même marcher est un travail ?
FCRR : Oui, la preuve est que tu as passé plusieurs années à maîtriser la marche. Maintenant, cela ne te demande plus de participation consciente, mais tu peux être de plus en plus conscient de ta façon de marcher, comme tu peux être de plus en plus conscient de tout ce que tu fais.

L. : Pourquoi avoir choisi ce mot travailler là où on peut dire « être » ?
FCRR : Quatre mots sont utilisés dans des sens très divers : être, homme, dieu, amour. J’essaie donc de les utiliser avec prudence. Ensuite, le mot « travail » a souvent une connotation négative pour les élèves, aussi il m’arrive de l’utiliser beaucoup et partout avec ceux pour qui je pense que c’est une façon d’élargir le sens de ce mot.

L. : Mais peut-on être conscient de tout, quelle utilité par exemple à être de plus en plus conscient de sa façon de marcher par exemple ?
FCRR : De la même façon que les cinq sens nourrissent le cerveau, pas biologiquement mais au niveau de son expansion, une conscience accrue permet de nous développer. C’est comme les grains de sel que nous versons dans de l’eau : ils se dissolvent un à un et tout d’un coup, il y a saturation : le sel ne se dissout plus, il y a du solide. La quantité altère la qualité.
Cultiver la conscience est comme rajouter des grains de sel : à un moment donner, un phénomène nouveau se produit.
Quand nous avons appris à marcher, ou à parler, cela nous a pris beaucoup de temps, nous avons été conscient de minute en minute, et puis quelque chose s’est produit. Une certaine aisance, une nouvelle faculté.
Être conscient permet d’affiner et de poursuivre ses facultés : cela nous permet de grandir, de poursuivre notre développement.

Tous les grandes figures de l’humanité nous invitent à cultiver nos sens et notre conscience.
Cela nous permet de continuer de grandir.
C’est l’histoire même du cerveau qui nous délivre cet enseignement.
Comparé aux autres animaux, nous avons la possibilité d’anticiper loin dans l’avenir. Notre cerveau s’est développé. Il a pris de plus en plus de place. Il a pris tellement de place que notre tête a grandi : comparez-là aux autres animaux. Notre tête est tellement grosse que nous ne pouvons même plus grandir uniquement dans le ventre de notre mère comme les autres mammifères, qui naissent « tout prêts ». Regardons les autres mammifères : dès leur naissance ils savent marcher. Le petit humain, non. Il lui faut environ un an pour arriver à ce stade. Parce que s’il attendait d’être aussi âgé pour pouvoir sortir du ventre de sa mère, il ne pourrait pas, sa tête est trop grosse ! Déjà, le fait que les os de la tête ne soient pas soudés à la naissance permet de passer plus facilement lors de l’accouchement.
Ensuite, notre cerveau se développe, mais comme notre tête ne peut pas grandir indéfiniment, il fait des circonvolutions pour continuer sa croissance : il plonge en lui-même.
Nous sommes donc appelés biologiquement à une croissance, à un développement.
Et où est la limite ?
Il n’y a pas de limite.
C’est l’infini. C’est pour cela que l’homme a créé cette notion de droite, cet objet sans commencement ni fin, cet objet infini reflet de sa personne et qui n’existe que dans le domaine de la pensée. C’est pour cela que l’homme a créé la notion de plan, infini, qui occupe tout l’espace. Cela n’existe que dans sa tête également.
Certains physiciens nous disent que l’univers est fini (mais que nous ne pouvons atteindre ses bords…) : nous avons du mal à l’imaginer, mais nous pouvons concevoir un plan infini.

C’est sans doute une des raisons de la souffrance mathématique, que je connais pour l’avoir vécu moi-même très douloureusement (non je n’ai pas toujours été « bon en maths », loin de là).
Sans doute pressentons-nous que les mathématiques sont profondément une œuvre humaine, dans laquelle nous pouvons rencontrer cet infini : nous avons donc spontanément une attente vis-à-vis d’elle. Et lorsque la rencontre ne se fait pas, nous sommes déçus, nous souffrons.
Tu le disais, dès que l’être humain existe, il y a des mathématiques, car l’être humain abstrait des choses de la réalité et crée le concept de nombre.

Tu le soulignais toi-même, tu ressens cet appel à se développer. Tu te sens en accord avec toi-même dans ce déroulement temporel qui est bien ici une expansion.

L. : J’ai l’impression que tu dis que même quand j’ai juste à être comme dans je suis un fils avec mon père, en réalité je suis comme un acteur, je trouve cela étrange.
FCRR : Mais tout nous invite à être des acteurs, c’est-à-dire des agissants, des personnes qui réalisent une action. L’action est notre privilège. Nous avons à être des êtres agissants. Et nous n’avons pas de limite. Protagoras disait : « L’homme est la mesure de toute chose ». Nous pourrions dire « Rien n’est à la mesure de l’homme. » .

© Frédéric Rava-Reny, 19/06/2006

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