Rectifier les noms – Zheng ming – ou le bon sens

La grammaire, comme le yi-king, se veut un livre de la simplicité…
Analogie entre travail de la grammaire en gestion mentale et description taoïste
Dans cet article, j’utilise volontairement le vocabulaire taoïste, comme yin, yang, etc. La « gestion mentale » comme le taoïsme sont des phénoménologies (voir note 1) : tous deux décrivent des vécus de conscience et aspirent à une unité entre l’action et la conscience.

Les élèves vivent la grammaire comme un fatras, une antre des boutiquiers de Confucius.
Pourtant la grammaire cherche à clarifier la pensée et aide à comprendre.
Mais sans doute n’y a-t-il pas que Wang Yangming a avoir compris que comprendre, c’est déjà contester.
Aussi, pour comprendre, voici une façon de travailler la grammaire en « gestion mentale », de retrouver le bon sens (zheng ming) des mots.
Une façon parmi d’autres.

Première étape : la terre est carré, le ciel est rond

Au « début », c’était le wuji, le tohu-bohu. Tout est mélangé indistinctement, sens dessus dessous.
Prenez le livre de grammaire de votre enfant et essayez de comprendre.
Nous avons dans un acte créateur à séparer le ciel et la terre. Fu Hsi, l’inventeur des trigrammes (ba gua), commence par placer la terre en bas et le ciel en haut. Lui et sa soeur Nu Wa portent compas et équerre,
outils pour tracer cercles et carrés.

La première étape consiste donc à séparer ciel et terre, nous dirons en grammaire les verbes et les noms.
Nous dirons en gestion mentale temps et espace.
Le nom est yin, le verbe est yang. Le nom est carré, le verbe est rond.
Le nom sera représenté par une forme carrée, le verbe sera représenté par une forme circulaire.

Couleurs

Le nom sera représenté par la couleur bleue.
Le verbe sera représenté par la couleur rouge.
Bien sûr, il y a toujours un peu de temps dans l’espace et un peu d’espace dans le temps. Ou de yin dans le yang et de yang dans le yin.
Distinguer n’est pas cloisonner. Situer n’est pas sectionner. Nommer n’est pas enfermer.

En gestion mentale, espace et temps sont des façons de considérer un phénomène (ce qui se passe), en harmonie avec le nom et le verbe.
Prenons l’exemple de Georges Galichet (voir note 2) pour illustrer cette distinction : « qu’est-ce qu’un nom pour le sujet parlant ? […] Il observe un oiseau qui passe et il veut dire que sa vitesse lui paraît grande.
Il hésite alors entre deux façons d’exprimer ce fait :
   « Cet oiseau vole rapidement. »
   « Le vol de cet oiseau est rapide. »
Il choisira le verbe s’il considère l’action de voler comme un fait qui prend place dans le temps, dans la suite des évènements.
Il choisira le nom s’il considère cette même action en quelque sorte comme une chose, « en soi », en dehors du temps et de la durée. »

Applications pratiques : agir est facile

Dans la pratique du dialogue pédagogique, une forme « d’enseignement particulier » (siren xue) où le dialogue est centré à la fois sur l’autre et sur soi, comme en tuishou, nous accompagnons la personne dans sa « pensée » pour lui faire découvrir comment elle distingue noms et verbes.
De cette pratique naît diverses activités.
En voici une, un jeu de niveau débutant.

Matériel
Découper une feuille A4 en 16 : vous obtenez 16 « cartons », ce sera votre matériel.
Sur un carton, dessiner en bleu un appareil photo ; au verso, écrire « nom » en bleu.
Sur un carton, dessiner en rouge une caméra (ou quelque chose qui fait des films ou des vidéos) ; au verso écrire au « verbe ».
Sur 7 autres cartons, écrire un nom très concret et peu dynamique par nature et qui peut être statique. Donc pas rivière, ni marche, ni course, etc. mais par exemple : maison, table, livre, vache, sucre, lion, soleil, chat, lapin, poire, arbre, cheval…
Sur 7 autres cartons, écrire un verbe d’action manifeste. Donc pas de verbes d’état ni de verbes d’action avec peu de mouvement. Donc ni être, ni paraître, ni s’asseoir, etc., mais par exemple : courir, danser, nager, fabriquer, jouer, tourner, grimper, dormir, battre, peindre, suivre, chercher

Règle du jeu – Niveau 1
Placer devant soi le carton appareil photo et le carton caméra.
Mélanger les 14 autres cartons.
Piocher un carton.
Le joueur doit reconnaître :
   – s’il faut prendre l’appareil photo : il place le carton devant celui de l’appareil photo et dire  » (le mot écrit sur le carton) est un nom » ;
   – s’il faut prendre la caméra : il place le carton devant celui de la caméra et dire  » (le mot écrit sur le carton)est un verbe ».

On peut retourner le carton appareil photo ou caméra pour vérifier que ce qui se prend en photo seulement est un nom et ce qui a besoin d’être filmé est un verbe.

On peut imaginer des variantes de jeu, par exemple :
– au lieu de piocher, c’est un autre joueur qui choisit un carton ;
– on donner tous les cartons et il faut les séparer en deux groupes, etc.


Deuxième étape : séparer yin et yang

Nous venons de situer le ciel et la terre. Comme Fu Hsi inventant les six autres pa kua, il nous reste à découvrir six autres natures de mots aux noms aussi étranges que ceux des trigrammes : déterminant,adjectif qualificatif, pronom, adverbe, préposition, conjonction.

Le nom a deux adjoints : le déterminant et l’adjectif qualificatif.
Le verbe a deux adjoints : le pronom et l’adverbe.
Le pronom est bien un adjoint du verbe : il oblige la pensée à se donner du temps pour trouver le nom qu’il remplace.

Applications pratiques : agir est facile
Dans la pratique du dialogue pédagogique, nous accompagnons la personne dans sa « pensée » pour lui faire découvrir comment elle distingue déterminant + nom et pronom + verbe.
De cette pratique naît diverses activités. En voici une, la suite d’un jeu de niveau débutant.

Matériel
Sur les 7 cartons avec des noms, inscrire au verso de chacun la forme au pluriel. Par exemple, on écrira maisons au dos du carton maisonlions au dos du carton lion, etc.
Sur les 7 cartons avec des verbes, ou certains d’entre eux, inscrire au verso de chacun les formes conjugués du présent. Par exemple, on écrira: courscourtcouronscourezcourent au dos du carton courir, etc.

Découper une feuille A4 en 16 : vous obtenez 16 nouveaux cartons.
Sur 8 cartons, écrire un déterminant : le, la, les, un, une, des, mon, ta.
Mettre les 8 cartons de déterminants à part.
Sur 8 cartons, écrire un pronom : je, tu, il, elle, nous, vous, ils, elles.
Mettre les 8 cartons de déterminants à part.

Règle du jeu – Niveau 2
Placer devant soi le carton appareil photo / nom et le carton caméra / verbe.
Un joueur choisit pour un autre joueur deux cartons de façon à faire :
– un déterminant + un nom, ou – un pronom + un verbe.

L’autre joueur doit reconnaître :
   – s’il faut prendre l’appareil photo : il place les deux cartons devant celui de l’appareil photo et dire  » (les mots écrits sur les cartons), c’est un déterminant plus un nom » ;
   – s’il faut prendre la caméra : il place les deux carton devant celui de la caméra et dire  » (les mots écrits sur les cartons), c’est un pronom plus un verbe ».

On peut retourner le carton appareil photo ou caméra pour vérifier que ce qui se prend en photo seulement est un nom avec son adjoint le déterminant et ce qui a besoin d’être filmé est un verbe avec son adjoint le pronom.


Niveau 3
Placer devant soi le carton appareil photo / nom et le carton caméra / verbe.
Un joueur choisit pour un autre joueur deux cartons de façon à faire :
   – un déterminant + un nom, et il met la carte du nom sous celle du déterminant (pour la cacher) ou
   – un pronom + un verbe, et il met la carte du verbe sous celle du pronom (pour la cacher).

L’autre joueur doit reconnaître :
   – s’il faut prendre l’appareil photo : il place les deux cartons devant celui de l’appareil photo et dire  » (les mots écrits sur les cartons), c’est un déterminant plus un nom » et il vérifie qu’il y a bien un nom en soulevant la
carte du déterminant ;
   – s’il faut prendre la caméra : il place les deux carton devant celui de la caméra et dire  » (les mots écrits sur les cartons), c’est un pronom plus un verbe » et il vérifie qu’il y a bien un verbe en soulevant la carte du
pronom.

On peut retourner le carton appareil photo ou caméra pour vérifier que :
– ce qui se prend en photo seulement est un nom avec son adjoint le déterminant ;
et
– ce qui a besoin d’être filmé est un verbe avec son adjoint le pronom.

La pratique se poursuit avec la constitution de groupes de trois cartons :
– déterminant + nom + adjectif qualificatif = la famille du nom, yin ;
– pronom + verbe + adverbe = la famille du verbe, yang.

Matériel
Découper une feuille A4 en 16 : vous obtenez 16 nouveaux cartons.
Sur 8 cartons, écrire un adjectif qualificatif : rouge, jaune, énorme, minuscule, gentille, gentil, méchant ,méchante.
Mettre les 8 cartons des adjectifs qualificatifs à part.
Sur 8 cartons, écrire un adverbe : tristement, gaiement, longtemps, silencieusement, bien, bruyamment, vite, lentement.
Mettre les 8 cartons d’adverbes à part.


Troisième étape : réunir yin et yang

Après avoir séparé yin et yang, nous les réunissons. Il y a des mots pour faire ça : les prépositions et les déterminants, les « mots-crochets ».
Les prépositions contiennent beaucoup de yin et un peu de yang.
Les conjonctions contiennent beaucoup de yang et un peu de yin.

Les prépositions seront représentées par une forme carrée avec des crochets ronds.
Les conjonctions seront représentées par une forme circulaire avec des crochets carrés.

Vous connaissez une liste de conjonctions (de coordination) : mais ou et donc or ni car.
Mais où est donc Ornicar ? Avec Adam ! Et Adam ? Adam part pour Anvers avec deux cent sous de chez Contre.
C’est une liste de prépositions courantes : à, dans, par, pour, en, vers, de, chez, contre…
Attention, il y a aussi les conjonctions de subordination : quand, comme, si, que, parce que, même si, tandis que…

Quatrième étape : l’Homme entre ciel et terre
Il y a aussi des mots qui parlent notre ressenti, notre état émotionnel : les interjections.
Par exemple, youpi pour la joie, hélas pour la tristesse, ah ! pour la surprise, mille milliards de mille sabords ! pour la colère, aïe ! pour la douleur, beurk ! pour le dégoût, etc.

Nous disposons désormais des 9 espèces de mots, ou catégories grammaticales, ou nature de mots nécessaire à la langue française.

Cinquième étape : les mots en mouvement ou le ciel postérieur

Les trigrammes ont une disposition statique (celle de Fu Hsi ou du ciel antérieur) et une disposition dynamique (celle de Wen Wang ou du ciel postérieur).
Les mots ont une nature et une fonction.
La nature, c’est ce qu’ils sont, la fonction, c’est ce qu’ils font.
Quand Rémi marche, c’est un marcheur.
Qu’il nage et c’est un nageur.
Qu’il mange et c’est un mangeur.
Mais c’est toujours Rémi : sa nature demeure la même, sa fonction change.

Comme pour les trigrammes qui se combinent pour former les hexagrammes du Yi King, les mots ont des rapports entre eux et ont alors une fonction.

Quatre exemples simples et progressifs, pris chez Georges Galichet (cf. note 3) :
   1. Le rapport entre nom et adjectif qualificatif : la fonction épithète
Exemple : Le soleil jaune.
   2. Le rapport entre nom et nom : le complément du
nom. Exemple : Le chat de la maison.
   3. Le rapport entre nom et verbe le sujet du verbe. Exemple : Le chien court.
   4. Le rapport entre verbe et nom le complément du verbe : d’objet,d’agent ou de circonstances. Exemples : Peindre une poire. Le chat est cherché par le lion. Le chat dort sur la table

La grammaire explique ensuite non seulement les rapports entre les natures de mots mais aussi comment un mot peut changer de nature, passer du yang au yin, entièrement, par exemple le verbe boire devient un nom dans la phrase : J’apporte le boire et le manger, ou partiellement, par exemple boire se transforme en boisson.

La grammaire est la règle du jeu de la langue.
Et quel est le but du jeu ?

Je connais quatre projets (terme de gestion mentale, issu de Heidegger et désignant l’intentionnalité, c’est-à-dire le yi taoïste) au langage : comprendre l’autre, se faire comprendre l’autre, influencer l’autre (par exemple, on cherche à le faire rire en racontant une blague) et se comprendre soi.

Le langage est ce qui nous permet de découvrir notre intériorité, et de la développer, d’affiner la conscience.
Un travail sans doute de même nature que celui de l’alchimie taoïste.

Frédéric Rava-Reny © F.C. Rava-Reny, 02/06/2011

NOTE 1 – James J.Y. Liu (1926-1986), professeur de littérature comparée au département des langues orientales à l’Université Stanford, publia en 1972 un article dans ce sens : James J. Y. Liu, « Towards a Synthesis of Chinese and Western Theories of Literature in Chinese Aesthetics and Chinese Philosophy of Literature. », Journal of Chinese Philosophy Honolulu; 1972, vol. 4, n°1, pp. 1-24
Résumé : Les théories de la littérature occidentale et chinoise et la possibilité d’une synthèse. Les affinités entre la phénoménologie et le taoïsme. La littérature dans le concept chinois est une manifestation cosmique du Tao. Ce concept est comparable à l’idée de Dufrenne sur l’art comme manifestation de l’existence. L’idée du Tao est comparable à l’idée phénoménologique existentielle de l’existence développée par Heidegger.

NOTE 2 – Georges Galichet, Méthode grammaticale. Étude psychologique des structures, Presses Universitaires de France, 1953, p.16

NOTE 3 – op. cit., p. 171

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