Lettre à une jeune pianiste qui refusait de faire la vaisselle (2/3)

(suite de la première partie)

Et puis, autre chose encore, sur le sentiment d’injustice. Quel sentiment d’injustice ? Eh bien quand on a vingt ans, que l’on vit chez ses parents et que l’on ne participe pas aux travaux domestiques en faisant la vaisselle derrière soi, cela aboutit inévitablement à un sentiment d’injustice. Pourquoi ? Parce que nous devons justifier notre paresse, or elle est injustifiable, aussi nous allons prétendre être victime d’une injustice plutôt que voir que c’est nous qui la causons. As-tu bien lu paresse ? Oui, c’est bien de paresse dont il s’agit : nous refusons de faire ce que nous devrions faire et obligeons les autres à le faire à notre place.

Notre bonne conscience en souffre. Aussi trouvons-nous une excuse pour justifier notre « fainéantise ». Que dis-je ? Pour nous, il ne s’agit pas de « fainéantise ». Car nous refusons de voir la réalité en face. Autrement nous serions obligés d’abandonner les belles illusions que nous avons sur nous-même. Aussi nous dirons à nous-même, et à ceux qui veulent l’entendre, que nous n’avons tout simplement pas le temps. Nous avons des choses tellement plus urgentes, importantes, et, avouons-le, tellement plus intéressantes, que nettoyer et ranger ! Les domestiques sont là pour ça. Nous n’en avons pas ? Eh bien ce sera les parents, le mari, la femme, le frère ou la sœur, les enfants ou les grands-parents. Qu’importe. N’importe qui sauf moi.
Cela, c’est le cas général : nous nous réfugions derrière l’excuse d’avoir mieux à faire.

Parfois, nous tombons dans le cas particulier de la vengeance ou de la tyrannie domestique.

La vengeance car nous voulons faire payer quelque chose à nos proches. Quoi ? Peu importe. La question est de savoir quels sont les grands musiciens qui ont exprimé la vengeance dans leur art. Comment ils l’ont fait. Et contre qui ou quoi.
Je m’imagine mal un grand musicien laissait traîner sa vaisselle sale volontairement pour se venger de son entourage.
Mais se venger de la vie, oui. On pourrait dire que Beethoven se venge de la vie qui le rend sourd en composant sa musique.
Se venger de parents qui ne croit pas à notre talent en s’exerçant jour après jour afin de leur prouver le contraire, oui. Berlioz s’est battu contre la volonté de son père pour prouver qu’il était « doué » pour la musique.

Et la tyrannie domestique ? C’est laisser volontairement les autres faire les tâches domestiques afin de (se) prouver que nous dominons la situation. Nous nous érigeons alors en tyran au sein de notre famille. Mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Car nous faisons alors un bien piètre tyran. Là aussi, des excuses nombreuses viennent à notre esprit pour se justifier. Nous invoquerons l’existence de maîtresses de maison qui font tourner tout le monde à la baguette, pour le bien-être domestique de tous et l’épanouissement de chacun. Et nous dirons que nous ne faisons que nous initier à cette pratique qui nécessite de l’exercice, aussi commençons-nous à cultiver ce talent en agissant de la sorte. Certes. Mais interrogeons-nous. Est-ce encore de la tyrannie lorsqu’une maîtresse de maison, qui fait vivre sa maisonnée, se comporte en tyran domestique et permet ainsi à tout le monde d’être nourri, habillé, voire choyé ? Ce n’est plus alors un tyran domestique, c’est une maîtresse-femme. Parfois le prix pour diriger les autres est de subir leur ingratitude : ils nous perçoivent comme un tyran afin de masquer leur incapacité à gérer seuls leur existence. Les parents acceptent souvent l’ingratitude de leurs enfants car elle sert de paravent aux jeunes yeux à la faiblesse inhérente à leur âge. Il est plus commode de croire les parents tyrans que se voir soi-même incapable de se débrouiller seul, ce qui est normal pour une jeune personne. Les voici donc nos tyrans domestiques de parents. Mais ils ne se sont pas laissés aller à leur instinct de domination. Ils ont au contraire appris à travailler par eux-mêmes pour ensuite apprendre aux autres à accomplir les tâches à réaliser. Leur chemin a débuté par l’effort sur soi-même.

Alors, solderons-nous tout compte avec nos parents ou notre famille ? Non, pas obligatoirement. Mais certainement pas d’une façon vile et lâche. Nous pouvons en vouloir à nos parents et à notre famille, cela peut être justifié. Mais que voulons-nous ? Régler nos comptes ou bien jouer au piano ? Car il va falloir choisir l’ordre, car tout choix est un ordre, dans lequel nous allons répondre à cette question. Si nous voulons améliorer notre jeu au piano, nourrissons-nous de ces émotions, de ce ressentiment, de cette colère. Faisons-la bouillir en nous et exprimons-la dans notre jeu.

C’est ce qu’ont fait les grands artistes. Ils ont transmuté le fumier de leur existence en engrais pour floraison artistique. Je ne sais plus qui a écrit que les gens heureux n’écrivent pas de poésie, ils la vivent. Eh bien je pense qu’il en est de même pour la musique. Chopin heureux aurait-il composé sa musique ?
Alors, me diras-tu, et Mozart alors ? Ah oui, Mozart, ce jeune enfant symboliquement castré par son père, comme il le raconte dans son opéra Idoménée, et ainsi condamné à rester un enfant toute sa vie. Mozart pleinement heureux aurait-il composé Dom Giovanni ou son Requiem ?
Et Bach ? Sans sa cécité, point de Jésus que ma joie demeure.
Même Mendelssohn a souffert.
Ils ont tous souffert. Et ils ont transmuté leur souffrance par leur art et dans leur art.

Alors accepte tes petites souffrances. Pardon, je ne veux pas les minimiser, mais tu es jeune, jolie, intelligente, en bonne santé, tu es à l’abri du besoin, ta famille te soutient, ton petit ami est à tes côtés. Il y a donc pire.
Oui, c’est vrai, il y a toujours pire ! Et puis, tu le découvriras plus tard, nous souffrons tous. Car notre cœur n’est pas pleinement développé : il souffre toute notre vie quelle que soit notre condition matérielle, affective ou intellectuelle. Bien sûr, la joie peut être présente dans notre vie, mais la souffrance sera toujours là. Au moins jusqu’à ce que tu la transmutes en quelque chose de grandiose, ce que chaque être humain est capable de faire. La souffrance, nous ne pouvons pas vivre sans : nous devons apprendre à vivre avec.
C’est un peu comme la peur. Lorsque nous sommes enfants, nous croyons que les gens courageux n’ont pas peur. C’est faux, les gens courageux ont peur, eux aussi, mais ils refusent de lui octroyer toute la place. Ils la transforment en vigilance et s’en font donc une alliée.
Il y a quelque chose d’identique à réaliser avec la souffrance. Regarde les grands compositeurs et les grands artistes : tous ont souffert et souffrent. Mais ils se sont servis du feu de l’épreuve pour purifier leur cœur.

Alors n’hésite pas à travailler dur, et pas qu’au piano. N’hésite pas à faire des choses que tu n’as pas envie de faire, comme la vaisselle, nettoyer et ranger. Oblige-toi et développe ainsi une force intérieure qui seule te permettra de bien jouer.

(Fin de la deuxième partie. Troisième et dernière partie…)



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Rubrique :

Motivation

Étiquettes :

autonomie, éducation, motivation, musique, S34, souffrance


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