Pensée unique, enfance et crise de société

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Récemment, une étudiante de mes amies m’interrogeait sur la « pensée unique ». Sourdait alors en moi, face à cette « pensée unique », aux contours mal définis, au caractère flasque, visqueux et gluant, un certain malaise. « La vraie vie est ailleurs » nous dit Rimbaud et je suis d’accord.

Pourtant, fort de mon ressenti d’étouffement, je laissais mon intuition me guider pour me sortir de cette poix. Et ma réflexion de m’ouvrir des chemins jusqu’alors inconnus.
À mon habitude, des choses j’en cherche la cause, suivant par là le précepte de Virgile. Et, comme souvent, je trouve les racines dans l’enfance – et dans les systèmes éducatifs, ou plutôt dans le système éducatif. Je ressens en effet une spécificité française de cette « pensée unique », ou, si elle devait traduire un phénomène plus large, l’expression française de celui-ci. 

La « pensée unique », fille de la « méthode unique » ?

Pourquoi dans notre système éducatif ? C’est qu’à mes yeux, il faillit en ne présentant comme valable et recevable qu’une seule et unique méthode pour résoudre un problème, les autres subissant au pire un déni d’existence, au mieux un rejet. Au pire car leur existence même sera occultée, au mieux car le rejet qu’elles subiront séduira certains élèves qui l’adopteront secrètement.
Laissez-moi illustrer ce propos sur l’unique méthode par un exemple significatif tiré de la Critique de la raison pédagogique (1) d’Antoine de La Garanderie, découvreur de la Gestion mentale. Invité à un congrès international de pédagogie organisé par l’OCDE, il avait accepté de s’y rendre à la condition expresse d’être accompagné d’élèves. Après un atelier d’expérience où est donné à ces derniers un problème de mathématiques, La Garanderie montre les quatre différentes méthodes pratiquées par les élèves et aboutissant à un résultat juste. S’ensuit un échange avec la salle sur le sens de ces différences. La séance terminée, la salle se vide, La Garanderie la quitte. Écoutons-le narrer la suite.

« À la porte, quelqu’un nous attendait, tenant d’une main un papier. Il se présente, en mentionnant sa qualité de haut responsable de l’Éducation nationale : il frappa le papier avec son autre main en nous disant d’une voix mécontente : « Voyons, Monsieur, il n’y avait qu’une seule méthode pour résoudre ce problème« . »(2)

Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, 1997, Nathan, p. 23 (les modifications typographiques sont de moi)

Ainsi, alors qu’il existe bel et bien différentes méthodes, notre haut responsable de l’Éducation s’en indigne, considérant qu’il n’y a qu’une seule, et unique, méthode pour résoudre ce problème. Sa position reflète bien l’attitude d’esprit des gens de son monde, les adeptes de la pensée unique, dont les racines évidentes sont notre éducation, championne de l’unique méthode.

Est-il besoin de préciser que ceux qui ne se plieront pas à cette règle de l’unicité de la méthode seront brisés et mis en échec scolaire. Ceux par contre qui l’accepteront deviendront les produits normalisés de notre système. Sans surprise, ils s’adonneront par la suite à la « pensée unique ». Y ayant sacrifié leur jeunesse, il ne leur restera plus qu’à lui offrir leurs vies, se faisant les garants de cette fausse sagesse.

La pensée unique, produit du dogmatisme scolastique… ou de l’infaillibilité papale ?…

Évidemment résonnent les mots de Montaigne : « une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine », ou, « l’enfant n’est pas un vase qu’on emplit, mais un feu qu’on allume ». Et toute proche est la différence entre formalisme scolastique et ouverture humaniste. Sous cet angle, la pensée unique devient un épigone du dogmatisme scolastique, à cette nuance près que désormais, pour mieux assurer sa survivance, le dogme se drape de mouvance. Tel une bête traquée, il change sans cesse de lieu de définition, craignant que son arrêt le fige, glacé, et signe sa mort.

Et puisque à parler d’humanisme, abordons la Réforme ! J’ai déjà signifié ailleurs (3) comment le changement de l’attitude du Père (de famille), de distant, omnipotent et infaillible, en plus humain, conscient de ses limites et ayant le droit à l’erreur, préconisé par Martin Luther(4), influence l’éducation. Car à l’image du Père s’adjoint rapidement chez l’enfant l’image du Maître (d’école), qui créera au savoir, et à la pensée, des relations similaires. D’où la différence fondamentale entre éducation française et éducation anglo-saxonne. L’une, « catholique », où le professeur est Dieu, comme le Père, et donc infaillible, et l’autre, « protestante », où le professeur, remis à sa juste place d’humain, non seulement accepte la critique du fait de sa limitation et de sa faillibilité, mais la recherche, pour s’en enrichir et assurer son développement.
D’où ma ritournelle sur la spécificité française de la « pensée unique ».

La pensée unique, hypertrophie de l’homéostasie sociale ?

Je vois poindre les critiques selon lesquelles le système éducatif est chargé d’assurer la reproduction des pensées et la stabilité du système social. Cela fait écho au principe d’homéostasie, illustré par Sigmund Freud chez l’individu ou par Edgar Morin dans le corps social. Mais l’homéostasie tolère une différence moindre, acceptant ainsi un principe évolutif. Tandis, qu’à mes yeux, la pensée unique n’est qu’une sclérose de l’esprit.

La différence comme division : opposition plutôt qu’apposition

Car vivante est une pensée qui se nourrit de la différence. Au lieu de la vivre comme une division, ou comme une opposition, une pensée vivante la vit comme une apposition(5). Ainsi, la pensée unique serait un symptôme d’un mal communiquer de nos hommes politiques ou autres intellectuels en particulier, et de notre société en général. Et la profusion, l’explosion de moyens de communication, cette facilité technique de communiquer dissimule alors la croissante difficulté psychologique de communiquer. Celle-là n’est en fait qu’un effet compensatoire de celle-ci. Car un besoin si vif trahit une carence bien présente.
Une fois de plus, nous essayons de compenser dans la matière ce qui nous manque dans l’esprit : c’est sans doute le trait caractéristique, mais discret, de la « pensée unique ». Effrayés par une communication véritable, plongés dans l’oubli de la différence entre différence et opposition, nous voici, à peine un échange entamé, à la recherche effrénée d’un refuge. Le premier point d’accord fera l’affaire, au risque de tomber, sans y prendre garde, dans des lieux communs. A défaut de nous livrer l’ivresse d’un véritable échange, ce succédané délivre une illusion, belle mais névrotique. Mais ce mièvre consensus ne ressemble-t-il pas étrangement à la « pensée unique » ?… Cette dernière est bien le reflet du profond malaise de notre société.
 

La fin de l’aristotélisme et la mort du tiers exclu ?

Ma vision serait-elle pessimiste ? Fi de la pensée unique comme fusion des différentes pensées, l’ultime résultat de l’aspect discursif des débats politiques et intellectuels !?… Sans que j’y prenne garde, la « pensée unique » aurait réussi à intégrer le particulier et l’universel, réalisant ainsi la coincidentia oppositorum, la réconciliation des contraires, que décrit entre autres Nicolas de Cues, cardinal du XVème siècle, homme d’Etat, mathématicien et mystique, celui-là qui disait que Dieu se trouve « au delà de la coïncidence des opposés » ?… Aurait-elle dépassé l’aristotélisme, base intellectuelle de notre Occident, et la logique du tiers exclu, qui veut qu’une chose soit vraie ou fausse mais pas les deux en même temps ? On pourrait penser en effet qu’une pensée unique digne de ce nom transcende la dualité de l’aspect phénoménal du monde et en atteigne l’unité nouménal. Mais elle n’a ni la saveur ni la texture de la plénitude de la « coïncidence des opposés ».

La pensée unique, ou comment face à la crise de société chacun propose le même remède inefficace qui est en fait la cause profonde de la crise

Elle m’apparaît bien plus comme l’aboutissement de valeurs anciennes, de vues de l’esprit héritées d’un autre âge. Certes, ces valeurs assurèrent des siècles d’opulence pour l’Occident. Elles n’en arrivent pas moins à leur limitation, plongeant à l’occasion la société entière dans la crise. Une véritable crise de société que ne saurait dissimuler sa manifestation économique, de même que nos anciens grands débats sociétaux ne doivent masquer le consensus de base des parti(e)s adverses. Et ce consensus, ces valeurs, cette vision du monde, quels sont-ils ? L’idée de l’infinitude des ressources naturelles (basée sur l’expérience européenne), ou plus profondément encore, que la Terre nous appartient, bien plus que nous lui appartenons(6). De là l’exploitation outrancière de la nature, la mise en coupe réglée de la biodiversité, l’enfermement du vivant. Le « il n’est de richesses que d’Hommes » devient « il n’est de richesses que d’hommes esclaves », réduits au statut de biens de consommation, ou de consommateurs. S’installent alors les systèmes coloniaux, dont la forme moderne est le système de la dette. Système qui, j’insiste, est responsable de la déforestation massive de la planète, du trafic de drogue, du racket organisé des contribuables, d’une partie du chômage, de l’immigration, et pour finir de nombre de conflits et de guerres(7). Tous les maux que la pensée unique tente de résoudre trouvent en fait leur cause dans le système dont elle se fait le chantre. Je rejoins ainsi la définition d’Ignacio Ramonet(8), pour qui la pensée unique est « la traduction en termes idéologiques à prétention universelle des intérêts d’un ensemble de forces économiques, celles, en particulier, du capital international ». Selon lui, formulée et définie à la signature, en 1944, des accords de Bretton Woods, ses sources principales sont sans surprise les organisations dudit accord ou d’autres grandes institutions économiques : Banque mondiale, FMI, OCDE, GATT (désormais OMC), Commission Européenne, Banque de France, etc.

«  Le premier principe de la pensée unique est […] : l’économique l’emporte sur le politique. […]
Les autres concepts-clés […] sont connus :
le marché, […], et tout particulièrement les marchés financiers […] ;
la concurrence et la compétitivité […] ;
le libre-échange sans rivages […] ;
la mondialisation aussi bien de la production manufacturière que des flux financiers ;
la division internationale du travail […] ;
la monnaie forte […] ;
la déréglementation ;
la privatisation ;
la libéralisation, etc. »

Ignacio Ramonet, Monde diplomatique, janvier 1995

La pensée unique est alors le reflet de cette même vision où un opportun masque cache pudiquement les limites de notre système. Ses privilégiés ont tout intérêt à le faire perdurer, grâce à … la pensée unique ! Et cela même si elle va en sens unique : tout droit dans le mur de l’impasse ! Au lieu d’être, comme certains le pensèrent, à la fin de L’histoire, nous sommes plutôt à la fin d’une histoire. Face à nos problèmes, de nature mondiale même si l’on s’en défend, il faut répondre de façon innovante. René Dumont(9), le célèbre agronome et tiers-mondiste, a proposé des voies, Susan George également ; Ivan Illich(10), d’autres et Alvin Toffler(11) envisage de nouvelles perspectives.
À l’instar du problème de maths du début, comme chaque élève, chacun propose une méthode.
Pourvu que la pensée unique ne nous impose celle qui ne mène plus nulle part…

Frédéric Rava-Reny, 05/05/1999


Notes
(1) p.23, Nathan, 1997.

(2) Les modifications typographiques sont de moi.

(3) Dans A la recherche du Père Noël.

(4) Dans le Traité de la vie conjugale..

(5) Cf. l’immense et méritoire travail de Jacques Salomé sur la communication.

(6) Je pense que cette idée de l’appartenance de la Terre trouve son origine dans une mauvaise interprétation de la Genèse, où Dieu donne la Terre en gérance, et non en propriété.

(7) Cf. Susan George, L’effet boomerang – Choc en retour de la dette du tiers monde, La Découverte, 1992.

(8) Monde diplomatique, janvier 1995

(9) L’utopie ou la mort, Ouvrez les yeux !, …

(10) Une société sans école, Némésis médicale, Le chômage créateur, …

(11) La troisième vague, Guerres et contre-guerres ou comment survivre à l’aube du XXIe siècle, …

1ère version : © F.C. Rava-Reny, 05/05/1999


• Vous pouvez retrouver l’auteur de cet article sur son site :
Réussir à vivre autrement.


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