Les yeux de nos jeunes ne brillent plus quand l’humour ou la poésie s’éteignent en cours

Pour être attentif, il faut donner une direction à sa pensée (un projet) et mener une action. L’action consiste à se fabriquer un souvenir (évoquer). On peut évoquer de façon concrète (en P1), conventionnelle (en P2), logique (en P3) ou personnelle (en P4), et bien sûr un mélange de ces quatre façons dans des proportions personnelles.

Fabriquer des souvenirs en P4, c’est faire des associations personnelles – ce que La Garanderie nommait des opérations élaborées. Le souci, à l’école, c’est que cette touche personnelle n’est pas forcément bien vue : de l’humour, des métaphores, cela peut sembler comme un manque de sérieux. Aussi, par auto-censure, ou suite à des remarques désobligeantes des enseignants, l’élève va cesser de se fabriquer ces souvenirs personnels. Le nombre de souvenirs diminuant, l’attention diminuera aussi, et surtout l’intérêt. Le cours va devenir fade, jusqu’à tomber dans la dépréciation complète, et l’élève dans la dépression scolaire.

Mais qu’est-ce qui dérange dans le P4 ?…

Quand le P4 consiste à prolonger ce qui est donné, cela peut encore passer. L’enseignant montre quelque chose, l’élève va trouver la suite, l’extension : ce prolongement, s’il n’est pas trop original, peut passer et être accepté ou toléré. On dira à l’élève que l’on verra ça plus tard, ailleurs. Au début, l’élève prend son mal en patience : il est encore un enfant, il croit aux promesses des lendemains qui chantent que lui présentent la grande personne qui lui enseigne. Mais souvent, cet espace (ailleurs) et ce temps (plus tard), ne viendront jamais. Ou trop tard, quand le temps de l’attente aura érodé la curiosité de la jeunesse. Et souvent le jeune n’aura jamais dans les années ultérieures de sa scolarité les réponses à ses questions, les fameux « pourquoi ? » de l’enfance ou les « à quoi ça sert ? ». Adolescent, jeune adulte, que voit-il en se regardant dans la glace, sinon l’envers du décor et le côté obscur de la réalité ?… Le monde s’est désenchanté. Certains sombrent ainsi dans le nihilisme (l’univers est privé de sens), d’autres dans le solipsisme (le monde est la projection de ma pensée donc je fais ce que je veux), et une poignée dans un prêt à penser comme les intégrismes et terrorismes de tous ordres. Rien de surprenant que les zombies soient devenues les idoles des jeunes : c’est leur vrai visage, des morts vivants assoiffés de cervelle, métaphore sombre des êtres avides de sens (cervelle fraîche) aux rêves brisés (morts) qu’ils sont devenus (vivants malgré tout).

Et cela, rien qu’avec la version la plus acceptable socialement du P4, le prolongement. Qu’en est-il donc des deux autres ?…

Quand le P4 consiste à trouver une alternative à ce qui est proposé, à détourner ce qui est présenté, là, le représentant de la loi (P2) que représente le professeur peut se fâcher plus rapidement.

On ne dira plus de la personne qu’elle est inventive, mais qu’elle est excentrique, pas qu’elle est originale, mais qu’elle outrepasse les limites, qu’elle jette les germes de la contestation dans la classe. L’élève bien sûr ne comprend pas, car c’est juste ça façon de penser le cours, d’y être présent, d’être attentif. L’enseignant ou le parent gagnerait à être plus attentionné face à cette forme d’attention. Que le jeune indique un contre-exemple n’est pas la marque d’une contestation, mais d’une intégration personnelle, de son activité intellectuelle véritable.

Et quand le P4 consiste à combiner ce qui est présenté avec d’autres éléments, l’enseignant pourra hurler au bricolage, critiquant amèrement un salmigondis de concepts n’ayant rien à voir ensemble… alors que c’est justement cette combinaison personnelle qui marque le sceau d’une véritable activité cognitive de la personne.

Que ce soit par prolongement, par détournement ou par combinatoire, l’humour sera toujours suspect en cours, les apports personnels douteux, les comparaisons lointaines hasardeuses…

Alors l’enfant dont les yeux brillaient en faisant du P4 va commencer à s’éteindre. Il n’apprendra même pas « par cœur » au sens véritable du terme, car quand on met du cœur à l’ouvrage il y a de la joie, il apprendra une convention dénuée de sens, donc un arbitraire. Surtout il ne faut plus chercher à comprendre quoi que ce soit, c’est ainsi, voilà tout.

Voilà comment tout un pan de notre jeunesse s’éteint sur les bancs de l’école, et qu’au lieu de développer la capacité de choix, vitale pour nos démocraties, nous apprenons à notre jeunesse à obéir sans pensée, faisant le lit de toutes les violences.

Il est plus que temps de redonner sa place à l’humour, à la métaphore, à la quatrième porte de la pensée que La Garanderie avait nommé « paramètre 4 » : enrichissons nos cours et nos vies des prolongements, des mutations, des alliances entre les concepts, entre les choses et enfin entre les êtres. Il en va de la vie même de nos sociétés. L’humour, c’est très sérieux.

Frédéric Rava-Reny


Enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’IFeP – Initiatives et Formations en Pédagogies – émanation européenne de l’IF, association fondée par Antoine de La Garanderie en 1978.
Son axe de recherche est l’hypothèse de l’existence d’un noyau central commun à toutes les disciplines – scientifiques, littéraires, sportives, techniques et artistiques.
Dans le cadre de son étude menée depuis 1983, l’alternance enseignement-recherche, terrain et théorie, dans ces différentes disciplines lui a permis d’éprouver la validité de ses découvertes.

2 réflexions sur “Les yeux de nos jeunes ne brillent plus quand l’humour ou la poésie s’éteignent en cours”

  1. Ahhh voilà un éclairage qui me réjouit!
    Et qui va m’aider dans mes cours, car il y a des leçons que j’explique avec beaucoup d’humour et bien sûr, les élèves sont stimulés dans leur créativité et bien sûr, ils « dérapent » de la matière.
    Je ne les réprimande pas (car j’ai moi-même lancé l’imaginaire !) mais je pose tout de suite une limite : rester dans le sujet du cours (le solfège).

    Alors à votre avis, il serait adéquat de laisser les imaginations se répandre 5 minutes avant de ramener l’attention des élèves au présent et au concret?

    1. Merci beaucoup Marine de votre commentaire.
      Vous trouverez une partie de ma réponse dans cet article : https://ifep.top/gestion-de-classe/par-quoi-commencer/
      Oui, il peut être très intéressant de laisser les imaginations se répandre cinq minutes, même si cinq minutes me semblent beaucoup avec l’habitude. Peut-être commencer par 5, puis descendre à 3 pour arriver à 1 min, à régler selon la taille de la classe ou de l’effectif, sa dynamique, son ressenti…
      Dans le cycle de génération des gestes mentaux, l’imagination engendre l’attention, qui engendre elle-même la réflexion. Il est donc extrêmement utile, une fois que nous avons sollicité l’imagination de passer à l’attention, centré sur le moment présent seul réel concret, pour ensuite passer à la réflexion. En sachant de surcroît que l’attention c’est pour jouer en solo et la réflexion pour jouer en groupe, donc nous devons aller jusqu’au geste de réflexion dès que nous ne sommes plus seuls. Bien à vous.

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