Le jour où je vous ai dit que votre niveau littéraire laissait à désirer, vous avez sursauté, et protesté, réagissant ainsi comme je l’avais espéré. En troisième, on peut croire que l’on est « littéraire » et de ce fait se laisser aller en « sciences »… Croyez-vous que « littéraire » rime avec consommateur de livres ?… En ce cas, les mites et autres animaux se repaissant des pages teintées à l’encre noire sont des bêtes de littérature. Vous avez protesté en arguant votre lecture d’un ouvrage de Sartre, celui où il dit que l’enfer, c’est les autres. Citation que vous croyez avoir comprise… mais quelle est votre compréhension de cette phrase ? Que votre sœur vous tape sur les nerfs ? Que vos parents sont pénibles et limitent votre liberté ou supposée telle ?…
Croire qu’un abandon, tout au moins un laisser-aller, dans les domaines scientifiques (ou autres) parce que l’on se destine à devenir un « littéraire », est la marque d’une attitude digne d’un « littéraire » serait une grave erreur. Tout d’abord, les grands noms de la littérature vous donnent tort : la plupart d’entre eux furent des esprits universels, donc ouverts et curieux de tout. Ensuite, en limitant votre connaissance scientifique à celle de la troisième, vous n’avez guère plus que le bagage d’un honnête homme du… dix-neuvième siècle… Enfin, le collège n’offre en réalité qu’une initiation aux sciences et masque à la fois les opérations de la pensée et les grandes idées philosophiques incluses dans la physique ou la chimie. La rigueur du raisonnement scientifique se retrouve dans la discipline reine du bloc « littéraire » : la philosophie. Renoncer dès à présent à exercer votre esprit à la rigueur, c’est gréver vos chances d’atteindre les sommets de la pensée philosophique.
Vous me dites être littéraire. Mais parlez-vous grec, parlez-vous latin ?… Comment vous réclamer d’un fleuve dont vous ignorez les sources ?…. Connaissez les œuvres fondatrices et fécondes de la pensée européenne ?… Gardez à l’esprit ces paroles d’un certain Guillaume : nous sommes des nains, mais des nains juchés sur des épaules de géants. De quels géants peut-il bien s’agir ?… Nous avons tous en Europe un héritage à découvrir : celui du monde gréco-romain et celui du monde judéo-chrétien. L’Iliade et l’Odyssée d’une part, la Bible d’autre part, voilà, avec leurs contextes, ce qui fondent notre culture. Le Grec nous a donné la vue et l’Hébreu l’ouïe. A vous de choisir d’être aveugle, sourd ou les deux. En ces temps troublés, parler d’une collection d’ouvrages au nom prestigieux, « Bible », pourrait sembler être du prosélytisme. Loin de moi cette idée. Je vous invite seulement à recueillir votre héritage, à vous ensuite d’en disposer comme bon vous semble. Et puis, savoir ce qui agit en vous, car nous avons tous de par notre croissance dans notre environnement culturel reçu cette empreinte, n’est-ce pas déjà un pas supplémentaire vers la liberté ?… À moins de se limiter à une interprétation de la phrase de Spinoza, « on se sent libre quand on ignore les causes qui nous font agir ».
Mais à quoi bon ? Oui, à quoi bon écrire ces lignes ?… Où est le but ? Pourquoi les « sciences » ou la « littérature » ?… Pourquoi vous inviterais-je à l’une et aux autres et non pas à l’une ou aux autres ?… Parce qu’il me semble qu’un des buts fondamentaux de l’existence humaine est d’être de plus en plus conscient, d’exercer et de développer une conscience de plus en plus raffinée du monde dans lequel nous évoluons. Là est un des projets de chaque être humain, et sans doute l’institution d’organisations comme le « collège » ou le « lycée » : rendre ses fréquentateurs de plus en plus conscients. L’enfant a une conscience limitée du monde qui l’entoure, le sage – ou le vrai philosophe si vous préférez – une conscience illimitée. Une conscience, pas un savoir. Chaque matière « scolaire » vous invite à travailler votre conscience du monde, à affiner votre regard, à construire une nouvelle écoute. La physique vous invite à observer la concrétitude du monde pour accéder par sauts à une abstraction qui vous permettra en retour de mieux comprendre (dont un des sens est prendre avec soi) cette réalité. Et le « français » ?… Ne vous invite-t-il pas à découvrir avec toujours plus de finesse et d’exactitude, et donc de potentielle maîtrise, la façon dont ces sons ou ces lettres écrites, qui ont du sens, je veux dire les mots, influent votre pensée, votre affect, votre ressenti. De la même façon que les peintres recherchent l’effet produit par l’association de deux couleurs, les poètes, par exemple, s’interrogent sur le ressenti provoqué ou suscité par des mots mis ensemble. Les grammairiens, les linguistes recherchent le ressort des mots : par exemple pourquoi et en quoi si je modifie l’ordre nom – adjectif je produis tel effet chez le locuteur ou le lecteur : un grand homme, un homme grand… un petit chien, un chien petit… La littérature et les « gens de lettre » pensent sur le pouvoir évocatif des mots, des phrases, la description du réel par la langue, les idées produites par un idiome… Tous les liens entre la langue et le réel, voilà le champ de conscience qu’étudie le domaine littéraire.
Ouvrez donc vos projets d’études, ne les enfermez pas dans des idées toutes faites, vous savez, les préjugés, ce que les grands noms de la littérature ont dans leur ensemble combattus. Poursuivez, élargissez, intensifiez votre étude. Vous découvrirez que la Vie est infiniment plus riche que la meilleure description que l’on puisse en faire. Lisez donc ce qui fut écrit au bout d’une plume et prenez enfin votre envol vers la plus noble destination : le meilleur de vous-même, le cœur de votre être. Bon voyage.
Frédéric Rava-Reny