Travailler malgré le sentiment d’inefficacité

Une grande adolescente brillante de 22 ans, désireuse de parler anglais correctement, s’insurge face à mon conseil de faire jusqu’à les faire sans erreur, les exercices de grammaire de Berland-Delépine : « Mais je sais les faire correctement. Je n’ai pas pour autant l’impression de comprendre la grammaire ou de mieux parler anglais. ».

Après réflexion, je crois qu’il demeure nécessaire de s’exercer quotidiennement pendant longtemps. Qu’en est-il alors du sentiment d’incompréhension ?

L’incompréhension : manifestation du projet de contrôle qui étouffe la conscience

Justement, c’est bien de cela dont il s’agit. D’un sentiment. Ou peut-être d’une émotion. Et derrière, du projet de contrôle (celui que l’on appelle en médecine chinoise le maître constricteur du cœur, qui en voulant protéger la conscience finit par l’étouffer comme un boa !). On se méprend souvent derrière ce que j’appelle le projet de contrôle, qui est un projet dans le sens philosophique du terme (au sens où l’a posé Heidegger repris par La Garanderie) une intentionnalité (au sens où l’entend Brentano puis Husserl), une direction de la pensée complémentaire de l’action d’un geste mental (terme introduit par Binet), un objectif (l’un des 32 éléments de base de la pensée dans la noématique) et non une volonté consciente et délibérée. Je ne développerai pas davantage. Au contraire, une façon de desserrer l’étau dans lequel nous enferme le projet de contrôle, c’est précisément d’apprendre une langue étrangère, car elle va libérer la conscience. Comment ? Apprendre une langue étrangère, c’est sortir du carcan de la logique de sa langue maternelle. On est obligé d’être confronté, qu’on le veuille ou non, à une autre vision du monde, une autre vision du corps, de l’espace et du temps. Ayant davantage de choses à contrôler, le projet de contrôle desserre un peu la conscience qui va respirer davantage.
Ce sentiment d’incompréhension est donc normal, et il ne faut pas s’en inquiéter outre mesure.
Pourquoi ?

L’objectif de l’apprentissage d’une langue : communiquer, influencer, se définir

Apprend-on une langue pour comprendre sa grammaire ou apprend-on la grammaire pour comprendre une langue ? Qui est au service de qui ?
Dans les quatre projets du langage que j’ai identifiés, comprendre l’autre, se faire comprendre de l’autre, influencer l’autre, se définir soi-même, les deux premiers peuvent se résumer en un seul mot : communiquer. Sait-on donc mettre en commun avec un interlocuteur étranger ?
Une seule façon de le savoir : faire des exercices ! Notamment de traduction, dans un sens comme dans un autre, de sa langue maternelle vers l’étrangère (thème), de l’étrangère vers la maternelle (version).
Dès lors que nous pouvons échanger avec un interlocuteur étranger, à l’oral ou à l’écrit, nous aurons le sentiment que nous arrivons à parler. Et même si, lucide sur notre niveau, nous savons ne pas parler comme nous le souhaiterions, c’est déjà une étape.

La maîtrise d’une langue est une princesse de conte de fées

Nous sous-estimons gravement la notion d’étape. Savoir parler une langue ne se fait pas du jour au lendemain. On ne se couche pas le vendredi soir en se disant que le dimanche on saura parler anglais, coréen ou swahili. On peut à la limite passer un test qui valide un niveau de pratique. On peut sortir soulagé(e) d’une rencontre avec un étranger qui s’est bien passée car la compréhension fut mutuelle. Mais une langue n’est pas une tache simple comme faire du vélo, qui est déjà une activité complexe ! Apprendre une langue, c’est comme apprendre à jongler avec deux oranges : une fois ne suffit pas.
Évidemment, le projet de contrôle enrage : ne pas avoir le sentiment de maîtrise après avoir fait une fois un exercice est insupportable. Peut-être dix fois seront nécessaires. Souvent vingt comme le soulignait Boileau dans l’Art poétique (Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage).
C’est précisément cette collection de situations maintenues en mémoire qui fera émerger la compréhension, tissage patient de liens établis en-deçà du clair-obscur de notre cerveau. Il nous faut collecter d’abord du matériel mental pour ensuite l’ordonnancer.
Et là, le fait d’être brillant intellectuellement est un obstacle : notre cerveau ayant l’habitude de comprendre rapidement a toujours fait que notre compréhension devançait toujours notre mémorisation. Aussi trouvons-nous insupportable de devoir mémoriser ce que nous ne comprenons pas. Nous n’avons pourtant pas le choix. C’est la répétition des incidences qui fait entrevoir les coïncidences, c’est l’accumulation des coïncidences qui fait subodorer la récurrence, c’est la redondance des récurrences qui nous fait toucher le mécanisme sous-jacent, nous fait entendre l’harmonie, l’unité d’où découle la multitude. Contactant, provisoirement, ce sentiment unitaire, nous contactons le cœur calme et joyeux de la conscience. Le projet de contrôle est satisfait : connaissant la structure de ce corps étranger que la conscience voulait contacter, il sait désormais qu’il n’y a pas de menaces de sa part, il est décontracté tout en restant vigilant, et il laisse la conscience rencontrer pleinement ce nouvel élément qui va l’alimenter et la faire grandir.
La conscience est une princesse, sa sœur est la dragonne qui la protège. Le chevalier doit être sûr de sa monture car plus d’un cheval est effrayé face au monstre reptilien qui semble le dévorer à chaque erreur. De par son entraînement répété, le chevalier sait manier les armes qui devront terrasser la dragonne, et la convaincre que sa sœur la princesse est entre de mains expertes. Terrassé, le monstre qui servait à mon(s)trer la nécessité de s’exercer s’appuie sur la Terre qui accueille tout. Le cheval peut poser ses quatre sabots sur la dragonne sans qu’il soit emporté par les émotions. Le chevalier maintient l’ensemble grâce à la rectitude de sa lance qu’il sait manier suite à une longue pratique d’exercices. La princesse n’est plus seule et peut enfin avancer à la rencontre du vaste monde.
Ces explications métaphoriques nous montrent la compréhension à laquelle nous aspirons comme une princesse de contes de fées (où est-ce de compte de faits ?). Cette princesse n’est pas accessible directement. Et nous nous découragerons souvent, avant chaque bosse protégeant un palier d’apprentissage.

Alors exerçons-nous sans relâche. Ne cessons jamais de lutter (comme le disait Bouddha et la seconde grenouille tombée dans la crème…).

© Frédéric Rava-Reny, 15/07/2021


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Rubrique :

Langues

Étiquettes :

anglais, complexe reptilien, compréhension, grammaire, langues, mémorisation, méthodologie, motivation, MTC, néo-cortex, système limbique


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